Et si la culture s’inspirait de la permaculture pour ne pas s’essouffler en chemin?
Nos ressources s’épuisent. Là où la permaculture propose de prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain et partager équitablement, n’y aurait-il pas une source d’inspiration pour les milieux des arts et de la culture? Comment les principes de la permaculture pourraient-ils nous permettre de réfléchir autrement le milieu des arts et contribuer à préserver notre écosystème?
Principes fondamentaux de la permaculture
Trois fondements éthiques forment le socle de la conception permaculturelle: prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain et partager équitablement. Ils sont ensuite appliqués selon une douzaine de principes permaculturels, ou outil conceptuels, qui «permettent de réinventer notre environnement et notre comportement de façon créative dans un monde de descente énergétique et de ressources en déclin.»[1]
Selon la définition générale et qui change légèrement selon les approches, «la permaculture forme des individus à une éthique ainsi qu’à un ensemble de principes. L’objectif étant de permettre à ces individus de concevoir leur propre environnement, et ainsi de créer des habitats humains plus autonomes, durables et résilients, en s’inspirant des fonctionnements naturels dans le milieu où le « design » se construit. L’idée est d’atteindre une société moins dépendante des systèmes industriels de production et de distribution (identifiés par Bill Mollison comme le fondement de la destruction systématique des écosystèmes).»[2]
Parallèles entre culture et permaculture
Cela fait un certain temps que je réfléchis aux potentiels parallèles entre le milieu artistique et les principes, les outils et les techniques proposées par la permaculture. Comment ces principes pourraient-ils nous permettre de réfléchir autrement le milieu des arts et contribuer à préserver notre écosystème?
Commençons par la base de toutes choses: les ressources en énergie. Quelles sont-elles? On pourrait s’entendre que notre pratique repose sur nos ressources en temps, énergie et argent. Comme elles sont à la base de toutes nos structures, nous pouvons les comparer avec l’eau, le soleil et le vent, qui sont les trois ressources fondamentales pour que la vie puisse apparaître sur notre planète.
Nous pourrions aussi envisager que les structures institutionnelles sont l’équivalent de la terre dans laquelle tout pousse, que les organismes/artistes sont les organismes vivants, que les projets sont les récoltes et que les impacts post-présentation, accomplissements et retombées sont l’équivalent des résidus. Il nous faudrait réfléchir ensuite à notre manière de comprendre quels sont les «résidus», avant de trouver une manière de les gérer (sous forme de quelconque recyclage, compost, etc.). Les publics, de leur côté, seraient l’équivalent des citoyens.nes consommateurs.trices nourris et entretenus par les projets offerts par les artistes.
Essayons de donner forme à ces hypothèses par un exemple concret.
Trois artistes (organisme) en danse investissent du temps, de l’énergie et de l’argent (eau, soleil, vent) pour développer une idée de projet. Le temps et l’énergie fluctueront tout au long de la durée du projet, selon les horaires et l’énergie des artistes. L’argent, lui, dépendra du soutien des structures existantes (subventionneurs, diffuseurs, etc.). Il se peut qu’il n’y ait aucun soutien. Si aucun fonds n’est trouvé, il faudra compenser avec plus de temps et d’énergie (débrouillardise) pour que le projet se réalise. Il leur faudra ensuite trouver le bon lieu, une institution qui les soutiendra idéalement monétairement et en espace (un espace cultivable/la terre). Ainsi, l’organisme pourra, après un parcours plus ou moins chaotique et éprouvant, réaliser son projet (récolte). Des citoyen.nes (consommateurs.trices) viendront voir le projet et en résulteront de multiples impacts (résidus):
- Des déchets organiques (les programmes papier, les costumes, les accessoires, les décors, etc.)
- Un impact socioaffectif
- Des recettes en argent (qui seront partagées et réinvesties, selon l’entente, entre les artistes et l’institution d’accueil)
- Une croissance des compétences humaines (on repart avec une plus grande expérience qui nous servira pour les projets futurs : précision de la démarche artistique, enrichissement des points de vues, meilleure gestion du temps, de l’énergie et de l’argent, etc.).
De la cyclicité et de la pérennité des arts
Maintenant que le projet (récolte) est réalisé, que se passe-t-il? Quel serait l’élément qui permettrait de compléter le cycle et de recommencer sans avoir à investir de nouveau, en partant de zéro, une grande quantité d’énergie, de temps et d’argent? L’éphémérité des arts vivants apporte une certaine quantité de défis, à la différence du cinéma, de la littérature et du jeu vidéo, par exemple, où le support physique permet une plus grande pérennité des œuvres.
Malgré les ressemblances frappantes entre la permaculture et les arts vivants, je constate qu’il n’est pas possible de tout réinvestir dans notre terre/nos structures sans éviter un épuisement rapide des ressources. À la fin du cycle de création-production-diffusion, il semble y avoir une zone grise — voire un trou noir, pour les pigistes qui ne bénéficient pas de filet social en période d’arrêt — entre l’aboutissement d’un projet et le début d’un autre, que ce soit chez les artistes (qui peut parfois faire office de période saine de jachère), chez les diffuseurs (la période estivale où tout le monde est en congé) ou encore avec les Conseils des arts (les nouvelles périodes de subventions, le renouvellement des politiques culturelles). Dans quelle proportion ces résidus/retombées peuvent-elles être réinvestis ? Comment faire pour mieux gérer les résidus/retombées qu’un tel cycle implique?
Certes, nous pouvons décider de réduire nos résidus organiques (moins de programmes papier, plus d’objets recyclés dans nos œuvres, compositions parfois plus sobres, etc.). De la même manière que les fruits et légumes nourrissent les êtres humains, l’impact socioaffectif des arts vivants enrichit l’esprit et renforce le tissu social. De leur côté, les artistes, tout comme les agriculteurs.trices, voient apparaître un accroissement de leurs compétences, les rendant plus efficaces et habiles dans leur métier au fur et à mesure que s’accumulent les expériences.
Les recettes en argent, elles, sont insuffisantes pour soutenir une pratique entière à elles seules. En général, les recettes de billetterie ne dépassent que rarement les 20% du budget total d’un diffuseur[3]. Pour être autosuffisant, il faudrait que chaque spectacle reçoive des milliers de spectateurs·trices à un prix bien plus élevé qu’actuellement. C’est pourquoi les arts sont subventionnés au même titre que l’agriculture, le tourisme… bref, tous les secteurs économiques.
Sortir les artistes de la dynamique extractiviste
Dans le secteur artistique, la quantité et la fréquence des spectacles programmés prend le dessus sur la qualité de ceux-ci en faisant fi des impacts négatifs que cette logique extractiviste a sur les artistes (et d’où surgit cet état d’épuisement, comme avec les monocultures). C’est exactement le résultat auquel nous faisons face avec les ressources de notre planète. Elles s’épuisent parce que nos politiques ne priorisent pas une gestion durable de nos ressources au profit de l’économie de marché et des monocultures. Le résultat est le même dans notre milieu souffrant du statu quo, des cases toujours plus étroites répondant à des besoins économiques décidés par des politiques qui ne connaissent que très peu le fonctionnement complexe de l’art, l’enlisement dans des démarches administratives et la mauvaise gestion de nos ressources humaines, matérielles et monétaires. Dans le contexte actuel, je me sens plus proche du Far West et de la ruée vers l’or que des utopies altermondialistes.
Laissez-moi ici terminer cette section avec le discours que je ne cesse de marteler auprès de mes collègues, et ce, depuis des années : les artistes sont l’organe central du milieu. Sans artistes, pas d’œuvres, pas d’art ni de représentations, pas de public et pas d’argent. Pourtant, c’est ce même organe essentiel que l’on retrouve en bas de l’échelle de pouvoir et de prises de décision. Je ne suis ni historien de l’art ni sociologue, mon objectif n’est pas de retracer les origines de cette aberration organisationnelle, mais plutôt de réfléchir à d’autres modèles que celui qui est actuellement dominant. C’est notre responsabilité en tant qu’artistes de questionner le fonctionnement de notre milieu.
Repenser notre écosystème pour un développement durable
Quelles sont nos pistes de solutions? De quelle pratique notre milieu se rapprocherait le plus : la monoculture ou la permaculture? L’extractivisme ou la construction de systèmes durables?
Comment sont réellement distribuées les ressources? Là où l’eau, le soleil et le vent appartiennent à tout le monde (l’énergie et le temps), il n’en est pas de même pour l’argent. Contrairement au soleil ou à la pluie, l’argent n’est pas distribué de manière égale. Certain·e·s reçoivent parfois dix fois plus de subventions parce que leur structure surdéveloppée est énergivore et gourmande en ressources (ou parce qu’elle est plus ancienne). Dans l’aménagement de l’espace en permaculture, on ne plantera pas un saule pleureur en plein milieu d’un champ, car ce sont des arbres qui vident les nappes phréatiques. C’est pourquoi on les retrouve souvent en bord de rivière. En permaculture, les principes de base veulent que l’on crée des écosystèmes durables et autonomes. En art, malgré notre bonne volonté, notre milieu n’est ni durable ni autonome. Plus on se rapproche du bas de la chaîne (les artistes), plus nous sommes dépendant·e·s des décisions venant du haut, ce qui nous rend plus vulnérables et précaires. Nous avons également moins accès aux ressources (argent), car les fonds ne sont pas partagés équitablement. Les artistes n’ont pas de salaires fixes qui leur assurent un certain confort, dans un cas où ielles ne reçoivent pas leur subvention à projet (puisque celles au fonctionnement sont rendues tout simplement inaccessibles).
Un des problèmes serait-il la saturation de notre espace en fonction de nos ressources monétaires? Serait-ce parce que nous avons laissé trop de saules pleureurs grandir au milieu de nos champs désorganisés qu’il est beaucoup plus difficile aujourd’hui d’évoluer dans un écosystème artistique diversifié, durable et équitable? Certes, les saules sont majestueux et abritent une grande variété d’oiseaux et d’insectes (de la même manière que certaines grandes institutions soutiennent quelques artistes). Mais vers quelles solutions possibles la permaculture pourrait-elle nous mener? Faudrait-il couper les saules pour laisser de l’eau aux récoltes, même si les saules sont plus anciens? Les amoureux de la nature répondront que c’est un sacrilège de couper un arbre. Mais les permaculteurs·trices objecteront que si cette réorganisation de l’espace et des ressources est faite de manière réfléchie, et véritablement équitable, peut-être que nous n’aurons pas à les couper. Peut-être que nous pourrons les garder, ou mieux, les déplacer en bord de rivière. Ainsi, il sera plus facile de redistribuer de l’eau et laisser le soleil nourrir les plants de légumes qui tentent tant bien que mal de pousser. Mais pour que tout cela ait lieu, il faut que, sur papier d’abord, soit créé un vrai plan de réorganisation des ressources. Ce n’est pas en protégeant aveuglément tous les saules que nous arriverons à obtenir une vraie biodiversité, celle qui manque grandement à notre écosystème et dont nous profiterions tous.tes plus. Au contraire, de cette gestion des ressources d’une autre époque résulte une homogénéité appauvrissante qui empêche les plus jeunes pousses de grandir et s’épanouir . Et la situation empire d’une année à l’autre, il semblerait. J’ai commencé à œuvrer professionnellement il y a 9 ans et j’ai l’impression d’avoir eu bien plus d’opportunités que ceux et celles qui entrent aujourd’hui dans le métier. Que dire de ceux et celles qui arriveront dans 10 ans?
Il nous faut accepter, tôt ou tard, que c’est parce que nous avons des structures très coûteuses à entretenir que nous ne sommes pas incité·e·s à prendre le risque de faire pousser de nouvelles espèces (parce que les fonds sont insuffisants et mal gérés), sinon au détriment de ceux.celles qui cultivent la terre: c’est-à-dire les artistes qui doivent répondre à des logiques extractivistes et monoculturelles pour espérer survivre. C’est de là que surgit le travail invisible, prenant la forme de centaines d’heures de travail annuel, non rémunérées, uniquement pour avoir le droit d’exercer sa pratique.
C’est pourquoi je nous invite tous·tes à imaginer des plans qui permettraient à plus de variétés de structures d’exister, et se rappeler que la réorganisation des ressources n’a rien de scandaleux — c’est d’ailleurs même notre seul espoir de survie. C’est ce que tous·tes les permaculteurs·trices souhaitent pour notre société: un environnement durable, diversifié et équitable dans tous les domaines. Pourquoi ne pas le faire pour notre milieu? Mais pour que cela puisse arriver, il nous faut créer les bonnes conditions et proposer un changement de paradigmes radical.
Soyons audacieux·euses. Nous sommes en retard sur notre temps. Peut-être devrions-nous réfléchir à la possibilité de déclencher de nouveaux États généraux des arts vivants pour réfléchir collectivement à tous ces enjeux. Nous sommes des dizaines de milliers à vivre dans cet écosystème et la majorité d’entre nous arrive tout juste à survivre. Relevons-nous les manches et plongeons les mains dans la terre, si nous voulons que notre milieu soit encore habitable dans vingt ans.
Thomas Duret
Artiste multidisciplinaire œuvrant à Montréal depuis 2012.
Collaborateurs·trices: Guillaume Dufour-Morin, Pierre-Olivier Gaumont, Stefania Skoryna et Emmanuel Auger.
[1] Source des principes et des infographies : https://permacultureprinciples.com/fr/fr_ethics.php
[2] Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Permaculture
[3] Source: http://www.histoirequebec.qc.ca/uploads/optique-culture-61.pdf (p.6)