Éprouver la danse en webdiffusion
Malgré mon intérêt pour les expériences spectatorielles aussi diverses qu’inusitées, je n’ai paradoxalement aucune curiosité à assister à un spectacle de danse diffusé en ligne. J’ai joué le jeu de suivre des représentations retransmises en direct sur Internet davantage par solidarité pour le milieu que pour assouvir un manque. Le contexte pandémique actuel nourrit plutôt chez moi le désir de questionner nos modes de perception; les récents spectacles présentés en livestream m’ont permis d’éprouver ma propre résistance face à la diffusion numérique. Comment ce changement d’approche peut-il affecter les codes établis du spectaculaire?
Embrasser la contrainte
En ces temps suspendus, certains chorégraphes ont choisi d’«embrasser la contrainte [et] savourer la tourmente»[1]. Ironie du sort et concours de circonstances: issue d’une recherche sur le chaos, la pièce PAPILLON a conduit la chorégraphe Helen Simard à «accepter les choses [qu’elle ne pouvait] pas changer, et changer les choses [qu’elle ne pouvait] pas accepter»[2]. La situation sanitaire dans laquelle se déroulent les processus de création contraint présentement les équipes à s’adapter encore plus que d’ordinaire aux changements, et ce jusqu’à la veille de la première.
Bien que je préfère attendre que la situation s’améliore avant de retourner dans une salle de spectacle, je demeure particulièrement émue de revoir des danseur·se·s habiter l’espace vide du plateau, même par écran interposé. Les caméras zooment, se relaient et recomposent la chorégraphie dans un rythme et un découpage visuel inspirés du cinéma. Sur le tempo du direct, la danse passe au crible de la régie vidéo qui, alors, s’improvise sur le vif.
S’adapter à la distance
Si cette nouvelle réalité favorise désormais une accessibilité inégalée à certains spectacles vivants – on peut en effet s’y connecter de partout –, «comment sommes-nous ensemble alors que nous sommes seul·e·s?»[3]. Les spectacles portent les stigmates des conditions sanitaires en vigueur: les danseur·se·s demeurent à distance les un·e·s des autres et ne se touchent quasiment plus. Cette absence de contact nous confronte directement à la situation pandémique de la COVID-19.
Dans PAPILLON, présenté par Danse-Cité au Théâtre La Chapelle, chacun·e danse dans sa bulle, séparé·e des autres par des cloisons plastifiées, tout comme nous nous accommodons désormais des parois de plexiglas qui font désormais office de décor dans l’ensemble de nos commerces de proximité. L’événement Jack Of All Trades présenté par Danse Danse à l’espace Yoop de la Place des arts proposait de vivre l’expérience improbable d’un battle avec un public sur écran –jamais je n’aurais pu imaginer assister un jour à un battle depuis mon salon en mangeant de la soupe avec mes enfants!– Si la webdiffusion facilite indéniablement la visibilité des artistes, qu’en est-il de l’expérience du spectacle partagée entre les interprètes et le public?
Quid de l’empathie kinesthésique?
Bien que nous partageons encore un «maintenant» lors de la diffusion d’un spectacle en direct, nous ne cohabitons désormais plus dans le même «ici». L’absence du public trouble la présence du danseur. En effet, qui regarder et pour qui danser quand on occupe une salle vide? «Comment générer de l’empathie, et non de simples images mouvantes?» Malgré les points de vue inédits offerts par la caméra depuis les coulisses ou encore à travers les gros plans, la proximité physique entre les artistes et le public a disparu. Les regards introspectifs, voire fantomatiques, des interprètes soulignent cet éloignement.
Que reste-t-il de l’empathie kinesthésique et comment l’activer? Même si mon fils s’est mis spontanément à danser devant l’écran, –alors qu’il ne se le serait sans doute pas permis en salle–, pour moi, c’est la fonction clavardage qui m’a offert davantage l’occasion de renouer avec l’expérience du live en me permettant de dialoguer avec d’autres spectateur·trice·s tout au long de la représentation. La distance excite notre désir de communion et de contact: on a d’autant plus besoin d’échanger pour rompre l’éloignement forcé qui nous isole les un·e·s des autres. Il me semble que le clavardage et la discussion devraient être de mise pour toute webdiffusion afin de recréer un minimum cette précieuse sensation (pour le moment perdue) d’être-ensemble, propre au spectacle vivant.
Formée au département de danse de l’Université de Paris 8, Katya Montaignac participe en tant que danseuse et créatrice à de nombreux Objets Dansants Non identifiés à Paris et à Montréal, et aux projets chorégraphiques de La 2e Porte à Gauche dont elle assure la direction artistique de 2007 à 2018. Docteure en Études et pratiques des arts à l’UQAM, elle soigne les «maux» des chorégraphes en œuvrant en tant que dramaturge. Elle collabore à la revue JEU et fut commissaire en danse pour le OFFTA pendant 7 ans. Elle est auteure d’un livre sur Joséphine Baker (2002), co-auteure des ouvrages Danse-Cité: Traces contemporaines (2009) et FTA: nos jours de fêtes (2018), publie parallèlement à la pièce De la glorieuse fragilité créée par Karine Ledoyen un recueil éponyme composé à partir de récits de deuils de la danse (2019) et Tribunes sur la danse en 2020 avec le département de danse de l’UQAM.
[1] J’emprunte cette formule inspirante à Main d’œuvre, un lieu transdisciplinaire situé à Saint-Ouen en France qui a choisi cet intitulé pour baptiser sa saison 2020 marquée par la crise sanitaire : https://www.mainsdoeuvres.org.
[2] Notes de programme du spectacle PAPILLON d’Helen Simard créé en collaboration avec les interprètes Nindy Banks, Mecdy Jean-Pierre, Victoria Mackenzie, Rémy Saminadin, Roger White et Ted Yates: https://www.danse-cite.org/programmes/papillon.
[3] Cette question entre guillemets et la suivante proviennent de citations d’Helen Simard issues du site web de Danse-Cité: https://www.danse-cite.org/fr/spectacles/2020/papillon.