Cercles de parole: à la rencontre d’Ismaël Mouaraki et de 7Starr
Ismaël Mouaraki et Vladimir «7Starr» Laurore, deux artistes autodidactes des danses urbaines aux parcours singuliers. Le premier est danseur, chorégraphe et directeur artistique de la compagnie Destins Croisés; le second fait figure de pionnier de la scène Krump à Montréal. Le Regroupement québécois de la danse (RQD) les a reçus lors de deux cercles de parole, où un dialogue sur leur cheminement professionnel s’est accompagné de riches questionnements sur les métissages et la reconnaissance de la diversité des pratiques en danse.
Ismaël Mouaraki, de la France au Québec
C’est en toute intimité, dans un cercle réunissant une dizaine de personnes, que s’est déroulée le 2 décembre 2019 la discussion avec Ismaël Mouaraki. L’artiste franco-maroco-canadien a raconté son «parcours du combattant» comme danseur hip-hop, qu’il a amorcé en France, puis consolidé au Québec où il a immigré il y a 20 ans.
De part et d’autre de l’Atlantique, les danses urbaines peinaient alors à se faire reconnaître comme pratiques artistiques. Du moins, bénéficier du soutien des institutions pour l’accès au financement et aux scènes était loin d’être gagné. En France, les «hip-hoppeurs» n’étaient en effet pas considérés comme des artistes, mais comme les «animateurs» d’activités destinées à «calmer» les jeunes à problèmes. Des problèmes qui étaient et sont toujours bien réels, assure Mouaraki qui a vécu l’expérience de ces quartiers où les chances de réussite scolaire et professionnelle sont faibles en raison des barrières liées au statut social ou aux origines ethniques des résidents. «Le parcours scolaire était difficile, à cause, entre autres, du racisme. Or, en France, quand tu n’as pas de diplôme, tu n’es rien», raconte l’homme qui a vu plusieurs de ses amis aux prises avec des problèmes de drogue, se suicider ou faire de la prison. «On est des écorchés vifs!»
N’ayant pu aspirer au diplôme d’État en danse dans l’Hexagone – requis pour pouvoir y enseigner –, Mouaraki est venu vivre au Québec, où les danses urbaines n’étaient alors guère plus reconnues. Le chorégraphe considère faire partie de la première génération de danseurs urbains à avoir tenté de porter son art de la rue à la scène. Les portes auxquelles il n’a cessé de frapper se sont ouvertes peu à peu, alors qu’il a frayé son chemin en adoptant l’attitude positive et volontaire d’un entrepreneur. Il a fait des études en gestion des organismes culturels aux HEC, a multiplié les rencontres et les collaborations, tout en considérant l’importance d’adopter le langage culturel de sa communauté d’accueil et de gagner un à un les esprits et les cœurs.
Ouverture et première chance pour les artistes dits de la diversité
Comme bien des artistes immigrants ou ayant des pratiques diverses, Mouaraki a eu du mal à percer le marché de la diffusion. L’une des belles opportunités qu’il a saisies fut de présenter son œuvre Futur Proche en première partie d’un spectacle des BJM au Théâtre de Verdure en 2003. «Il suffit qu’on donne à chacun une première chance, dans un milieu où tout le monde en bave», dit-il, ajoutant que les difficultés auxquelles font face les artistes, qu’ils soient de la diversité ou non, devraient motiver l’entraide et la solidarité. Sa déclaration a interpelé plusieurs participantes d’origines et de pratiques diverses qui en ont profité pour témoigner du lot des barrières rencontrées en tant que femmes et danseuses. L’une d’elles a par exemple rapporté qu’au Liban, les femmes sont discriminées quand elles pratiquent la danse, un art qui ne bénéficie d’aucun soutien de l’État et pour lequel il n’existe pas de diplôme qui faciliterait la reconnaissance de leur statut professionnel une fois à l’étranger. Du Moyen-Orient ou d’ailleurs, plusieurs d’entre elles ont dit faire face à une profonde injustice et devoir en faire toujours plus que les autres pour arriver à leurs fins. Une artiste qui a grandi en Martinique a aussi confié que ses visites en France, où on lui faisait des remarques suspicieuses sur sa pratique du ballet classique, lui rappelaient invariablement sa couleur de peau.
Bien qu’il ait appris à contenir et à ne pas exprimer sa colère, Mouaraki déplore, au-delà du manque de reconnaissance artistique, que des groupes soient littéralement déshumanisés dès l’enfance. Aujourd’hui bien implanté dans le paysage chorégraphique montréalais – il est notamment récipiendaire du prix Envol 2019 des Prix de la danse de Montréal –, le chorégraphe aborde la danse comme un acte politique, une façon de dévoiler un autre corps. Ses œuvres à la croisée du hip-hop et de la danse contemporaine questionnent l’individu, la société et leurs enjeux culturels.
Vladimir Laurore et l’amour du Krump
Le 3 février 2020, c’était au tour de Vladimir «7Starr» Laurore de venir témoigner de son parcours lors du cercle de parole du RQD tenu dans le cadre du Mois de l’Histoire des Noirs. C’est avec le documentaire Rize (2005) de David Lachapelle qu’il est littéralement tombé en amour avec la danse et le Krump. «Ce film a changé ma vie», dit le danseur, qui s’est investi dès lors dans une démarche acharnée pour développer et partager son art à travers la province. L’artiste d’origine haïtienne a véritablement ensemencé la culture Krump au Québec en fondant notamment la MTL Krump Alliance, en créant de nombreux fam, système de grade, comme dans les arts martiaux, entre mentors (big homies) et apprentis (lil homies). Il a ainsi contribué au développement de plusieurs danseurs à travers le Canada.
L’une des dernières nées des street dances, le Krump a d’abord fait face à une incompréhension et un rejet au sein même de cette culture, considérée comme dure, violente et agressive, ses praticiens étant vus comme des «possédés». «Une vraie danse de fous», ironise 7Starr pour qualifier ce genre freestyle à haute intensité, dont l’essence des mouvements reflète la passion, l’énergie et l’engagement physique et mental des danseurs.
Ayant reçu une réponse positive à sa première demande de bourse de déplacement au Conseil des arts du Canada – première instance à avoir vu le potentiel créatif de cette pratique –, Laurore a fait un séjour initiatique à Los Angeles, lieu de naissance du Krump, afin d’en apprendre les fondements et d’en ramener les savoirs à Montréal. Bien plus qu’une danse, le Krump est une culture, un état d’esprit. La «session» demeure au cœur de la pratique avec l’importance de l’improvisation et de l’inclusion, et une liberté totale du danseur de s’exprimer sur la musique de son choix.
Lorsqu’on lui a demandé quelles difficultés il avait rencontrées pour faire reconnaître la crédibilité du Krump en tant que forme d’art, Laurore a surtout évoqué l’importance d’assumer pleinement ses choix et de consolider les bases de sa pratique, même lorsqu’elle est nouvelle ou incomprise. Au début, il s’agissait pour lui de créer une communauté, en relayant la bonne information à travers les bons réseaux. La rencontre avec des artistes et mentors comme Otis Hopson, Valérie Chartier et Alexandra ‘Spicey’ Landé a été pour lui déterminante. Enfin, il a exprimé avec optimisme qu’il faut laisser le temps aux choses de s’intégrer dans le paysage. Avec de la patience et de la persévérance, il a développé cette pratique qui fait aujourd’hui de plus en plus d’adeptes au sein du grand public et chez les professionnels de la danse de divers milieux.
Danse contemporaine et danse urbaine: questionner les façons de faire
La collaboration entre 7Starr et la chorégraphe Lucy May pour la création de la pièce Anima / Darkroom (2019) a stimulé leurs réflexions respectives sur la production en danse. Pour Lucy May, l’immersion dans la culture Krump a permis de combler un vide qu’elle ressentait en danse contemporaine, qui selon elle, ne fait plus aujourd’hui référence à un style ou une façon de danser, mais plutôt à un mode de production et de diffusion. Le Krump lui a permis de développer une nouvelle forme d’écoute et une véritable réciprocité avec son collaborateur. Elle y a découvert une autre façon de créer et d’improviser, c’est-à-dire dans un esprit de communauté et de franche générosité.
Une nouvelle génération d’étudiants, formés aux danses urbaines avant d’opter pour une formation professionnelle en danse contemporaine, a contribué à faire évoluer les programmes d’enseignement. Des artistes tels que 7Starr sont d’ailleurs invités régulièrement à offrir des classes et des ateliers dans diverses institutions d’enseignement. Celui-ci demeure cependant vigilant face à l’institutionnalisation: le Krump, comme les autres formes de street dance, peut s’adapter aux institutions d’enseignement tout en conservant le caractère organique de l’apprentissage par le mentorat.
L’art, le divertissement et la récupération
Bien qu’il reconnaisse que les danses urbaines font l’objet d’un phénomène de mode et de plusieurs formes de récupération qui dénaturent les pratiques et, souvent, en décrédibilisent le sérieux, 7Starr évite l’expression d’appropriation culturelle. Il parle plutôt d’exploitation économique et même de vol, citant l’appropriation par certains chorégraphes d’une part de la gestuelle que des danseurs et danseuses ont créée au fil de longues années de travail sans pour autant reconnaître leur part de créateurs et évoque aussi les nombreuses dérives sur le marché du loisir et dans l’industrie du divertissement. Ismaël Mouaraki avait également évoqué une certaine peur des artistes hip-hop d’être récupérés. Contrairement à la danse contemporaine, où l’on a longtemps perçu les chorégraphes comme uniques maîtres d’œuvre, les danses urbaines placent l’interprète au cœur de la danse et reconnaissent son pouvoir de créateur.
Quant à la question d’une frontière entre l’art et le divertissement, les deux artistes ont été catégoriques: cette frontière n’existe pas. Pour Mouaraki, tout est artistique. Pour 7Starr, l’art se vit dans le concret, en communauté et peut se passer de toute forme de conceptualisation propre à la danse contemporaine pour être légitime.
La force du dialogue entre les pratiques
Ismaël Mouaraki pense que le milieu de la danse a longtemps été cloisonné par une ignorance réciproque entre danse contemporaine, ballet classique et danses urbaines. Il croit que c’est le manque de dialogue entre les pratiques qui favorise la discrimination. Il ajoute que l’ignorance n’est pas négative en soi, du moment où elle ouvre sur un partage des points de vue, sur la possibilité de dire sans crainte ce que l’on n’aime pas et de s’écouter sans se couper la parole. De son côté, Vladimir Laurore croit également que la parole doit sortir, même si cela fait mal. Il cite en exemple le moment où un juge de l’émission Révolution a utilisé le mot «sauvage» pour désigner le Krump. Sans intention de dévaloriser le Krump, il a dit tout haut ce que bien des gens pensent tout bas et a permis de remettre les choses en perspective en montrant que le Krump est, bien au-delà de cette image, une danse avec ses subtilités et sa richesse. «C’est bien que ces mots-là sortent quand ils permettent de réfléchir et d’ouvrir la conversation», estime-t-il.
Les deux artistes, avec une énergie de pionniers, ont tracé leur chemin sans s’arrêter aux barrières des institutions et aux préjugés, mais en accueillant avec reconnaissance toutes les occasions de valoriser leur danse et de partager leur savoir. Inspirants!
Le RQD remercie chaleureusement Ismaël Mouaraki et Vladimir «7Starr» Laurore pour la générosité de leurs interventions, ainsi que Valérie Lessard pour l’animation des cercles et la compilation de ces vibrants témoignages. Un grand merci également à l’ensemble des personnes ayant pris part à ces riches échanges et au MAI pour son accueil.
Rendez-vous le 6 avril 2020 pour le prochain cercle de parole du RQD. Plus d’informations à venir.