Hommage à Yoshito Ohno, de Lucie Grégoire
Un être exceptionnel n’est plus de ce monde: le chorégraphe et danseur japonais Yoshito Ohno est décédé le 8 janvier 2020. Véritable archive vivante, il était l’unique danseur à connaître et à transmettre à la fois les enseignements de Kazuo Ohno et de Tatsumi Hijikata, les deux fondateurs du butoh. Je garde dans mon cœur toute la reconnaissance d’avoir eu l’immense privilège de danser et de collaborer avec lui pendant 10 ans. Je partage ici le commencement de notre histoire.
Mon premier séjour au Japon remonte à 1985 où j’ai participé aux ateliers donnés par le père de Yoshito, le grand danseur Kazuo Ohno. Pendant 50 ans, à Yokohama, le studio des Ohno a été un lieu mythique où des centaines d’artistes de toutes disciplines et de partout dans le monde sont venus suivre leur enseignement. Imprégné de leur énergie vibrante et rempli d’objets et de costumes de toutes sortes ayant servi à leurs multiples créations chorégraphiques, cet endroit m’a projeté dans un espace hors du temps réel, ouvert sur l’imaginaire et les métamorphoses de l’être.
J’ai toujours senti qu’un jour, je reviendrais dans ce lieu. En 2003, j’y suis retournée afin d’entamer une nouvelle création solo inspirée de la musique du compositeur Robert Normandeau. Comme je répétais quotidiennement, Yoshito m’a demandé s’il pouvait venir voir mon travail. Je me sentais un peu intimidée, car j’étais en période de recherche sans structure précise. Après la répétition, il a pris une petite chaise d’enfant de couleur blanche qu’il a attachée dans mon dos. Il m’a demandé de marcher lentement, de dos, sur une même ligne, à partir du fond du studio. L’intention était que je devienne la chaise: c’était la chaise qui avançait et me faisait marcher et non pas moi qui reculais avec la chaise. You are the chair, disait-il. Cela m’a fait basculer dans une nouvelle dimension du corps dansant. Ce fut le début de notre collaboration qui s’est poursuivie de 2003 à 2013 avec la création de trois œuvres chorégraphiques (Eye, Flower et In Between).
Ayant vécu plusieurs renaissances dans ma vie de danse, ma rencontre avec Yoshito m’a ouvert le chemin vers une qualité d’expression qui vient directement du cœur, en lien avec les forces cosmiques, celles qui touchent l’être humain dans son essence même. Au-delà des mots, nous avons reconnu en l’un et l’autre l’âme sœur.
Lors d’un spectacle à Vancouver, une journaliste lui a demandé quel était le lien qui nous unissait, lui et moi. Il a répondu: «C’est mon père qui nous unit».
Son départ est la perte d’un ami et d’un artiste avec lequel j’ai vécu de grands moments de danse. Avec une profonde gratitude, cher Yoshito, je te dis merci pour ton immense générosité, ta confiance, ton intégrité et ton partage que je n’oublierai jamais. Tu seras toujours présent dans ma danse.
Lucie Grégoire
Danseuse, chorégraphe et directrice artistique de Lucie Grégoire Danse.