Corps à corps avec la Chine
En septembre dernier, j’ai passé 10 jours à enseigner des classes de danse contemporaine, dans deux provinces chinoises. Bien sûr, je peux vous parler de ce que j’y ai découvert comme enseignante, créatrice et artiste. Mais au-delà de ce voyage artistique, j’ai surtout vécu une expérience humaine marquante qui ne manquera pas d’enrichir ma pratique.
Clichés et préjugés, polémiques sociales et politiques, endroits mystiques et mystérieux: c’est avec un sentiment d’ambivalence que j’anticipais ce voyage. Par crainte ou par opposition au climat politique qui nous confronte, plusieurs préfèrent ne pas y mettre les pieds. J’ai fait le pari de l’ouverture. Oui, je me suis trouvée en terrain inconnu, inconfortable. J’ai été confrontée sur certaines de mes valeurs et limitée sur certains aspects de ma liberté. En contrepartie, j’ai été privilégiée de rencontrer les gens qui y vivent, d’y entendre les voix silencieuses, dans un tête-à-tête qui n’est possible que si l’on ose cette traversée.
Changsha: première escale
Étrange sentiment d’entrer dans un film de science-fiction: à Changsha, le centre commercial est le meilleur endroit où se détendre et jouer avec les enfants, dans un étage complet bâti à l’image d’un parc, alors que dehors, l’air est si chaud et si pollué que l’on ne voit le ciel que quelques jours par année.
Déambuler entre les gratte-ciels, cohabiter avec les voitures et les mobylettes, avoir désespérément envie de découper l’espace pour y trouver un filet d’air frais… Puis me sentir soulagée d’entrer dans cette grosse voiture de luxe climatisée, alors que dehors sévit le mur de chaleur. Rester fascinée par la petite statuette de Mao, drôlement posée sur le dash de la Mercedes…
Me trouver, plus souvent qu’autrement, seule femme au milieu d’une cohorte d’hommes dans les ascenseurs. Me sentir profondément étrangère, perdue dans ces espaces immenses! Dans le plus grand centre d’art où j’ai mis les pieds, aux portes camouflées dans l’architecture grandiose, enseigner dans un studio grand comme un stade de football…
Dès mon arrivée, j’ai été accueillie par trois femmes qui sont devenues mon clan et mon repère. Elles m’ont conduite et guidée, m’ont fait découvrir des légumes inconnus, des thés fleuris et des épices torrides. Elles m’ont inscrite à WeChat, la plus importante application mobile de messagerie chinoise, et se sont assurées de me présenter à l’autre professeur américain, Jeremy Nelson. Parce que c’était ma première fois en terrain chinois, elles m’ont fortement recommandé de prendre le temps de m’adapter. Elles m’ont guidée avec beaucoup de soin et de bienveillance.
Enseigner s’est avéré déstabilisant: transmettre des concepts physiques fins, sans trop savoir s’ils sont traduits avec les mots justes, est impossible. Pourtant, au final, quelque chose se dégage: il faut passer par d’autres chemins, d’autres portes et transpirer ses enseignements, au sens figuré et au sens propre. C’est en dansant ensemble que les apprentissages de poids, de peau et d’espace se partagent. Je reçois des regards qui passent entre l’enthousiasme et le questionnement, puis finalement, avec le rythme et la musique, un plaisir se dégage. J’ose le toucher, et les corps – formés davantage en technique de ballet pour les femmes et en danse traditionnelle pour les hommes –, s’avancent un peu plus dans l’espace avec fougue. Je perçois une ouverture dans les corps et les esprits. En trois jours on passe d’étranger à familier: la dernière journée, les accolades et les selfies se multiplient!
Je n’ai pas le temps de souffler que je saute dans le TGV avec mes trois comparses, remplie de la légèreté et de la fluidité de mes élèves récemment rencontrés.
Deuxième escale: Shanghai
Me voilà déjà en terrain plus connu: une ville cosmopolite où j’ai davantage de repères. Toujours gigantesque, mais d’une autre façon. Plus de verdure, moins de chaleur. Le centre commercial est cependant aussi incontournable. Les restaurants y sont exquis et la vie s’y fait sentir au plus fort.
J’enseigne dans un nouveau contexte, celui d’un festival international avec son lot de producteurs internationaux, ses vitrines et tables rondes. La Chine, Shanghai et les artistes en danse contemporaine ont soif: soif de sortir de l’ombre, d’être vus et reconnus sur les scènes du monde.
Je vogue entre moments de solitude et de grande société, entre discussions et introspections… entre cocktails et supermarchés. J’y vois toutes sortes de propositions, d’esthétiques et de contenus. Les qualités physiques des danseurs chinois sont plutôt exceptionnelles et, dans toute cette foire culturelle, j’ai pu découvrir une diversité de discours et d’envies. C’est riche de contempler ces artistes et leurs œuvres dans leur environnement et leur réalité culturelle. Dans cette culture millénaire, briser les conventions et pratiquer un art contemporain demeure d’un autre ordre de grandeur.
Je suis partie enseigner pour mieux apprendre. J’ai vécu la Chine. Mon corps a senti ses espaces, son air, il a goûté ses saveurs et ses idées. Mon clan n’a cessé de me répéter que la Chine est vaste et que chaque région a sa couleur. Elles m’ont demandé si ma visite de leur pays m’avait donné le goût d’y revenir. Bien sûr! Je resterai curieuse, au-delà des peurs et des préjugés. Et j’aspire à y rencontrer ceux qui y vivent, à découvrir ce qui se cache dans la sphère de l’intimité, à y rencontrer ceux qui préparent demain, qui rêvent et qui désirent.
Ce que mon corps a vécu, aucune image, vidéo ou bibliothèque n’aurait pu me l’offrir. Mon corps a reçu, a ressenti, il se souviendra.
Chorégraphe et interprète depuis 1999, formée au Toronto Dance Theater, Caroline Laurin-Beaucage enseigne depuis 2005 à l’Université Concordia, à Montréal. Elle est fondatrice de Lorganisme, dont elle assure la direction artistique depuis sa création en 2011.