Rencontre interculturelle et appropriation culturelle: la danse intensifie ses réflexions
Près d’une vingtaine de personnes ont pris part au premier cercle de parole de 2019-2020, organisé le 30 septembre dernier par le RQD. Bien du chemin a été parcouru depuis l’atelier sur l’inclusion tenu au Rendez-vous annuel des membres en 2018. Les échanges des deux cercles de parole suivants s’axaient principalement sur les notions de privilège blanc et sur la démystification du langage relatif au racisme systémique et à la décolonisation de la danse. Cette nouvelle rencontre a permis de constater une nette évolution de la réflexion et de la compréhension des enjeux, une articulation plus profonde des idées qui enrichissent de plus en plus le dialogue concernant la rencontre interculturelle et l’enjeu, toujours aussi complexe, de l’appropriation culturelle.
De la «désuniversalisation» de la danse contemporaine
La rencontre interculturelle a constitué le point d’ancrage de ce cercle, bâti autour du passionnant témoignage et de la réflexion de la chorégraphe-interprète Hanako Hoshimi-Caines sur le spectacle Radio III, qu’elle a créé en 2019 en collaboration avec son homologue Zoë Poluch et Elisa Harkins, compositrice et artiste autochtone d’origines cherokee et muscogee. Les trois artistes qui ont suivi, entre autres, une formation en danse contemporaine, tentent, dans Radio III, d’investir l’espace dans une relation juste, vraie et équitable où chacune exprime son identité propre. Alors que Harkins revisite son héritage autochtone, Poluch et Hoshimi-Caines cherchent à «situer» la danse contemporaine qu’elles pratiquent et à l’identifier comme une danse parmi les autres. Dans cette œuvre, l’idée est de problématiser la notion d’espace neutre, ce qui questionne en filigrane la répartition des «pouvoirs» entre les différentes esthétiques présentes sur scène, est expliquée par Hanako Hoshimi-Caines comme une volonté de «désuniversaliser» la danse contemporaine ou, plus largement, les danses de filiation européenne comme le ballet et la danse moderne. En effet, ces dernières ne sont que rarement envisagées comme le reflet d’une identité culturelle, contrairement à l’acception que l’on a des «autres» danses, autochtones, traditionnelles ou mêmes urbaines. Sans que les trois artistes aient pour autant la prétention d’avoir créé une œuvre «décoloniale», la réflexion sur l’eurocentrisme en danse a teinté leur démarche.
Héritages, ruptures et influences
Un questionnement sur la définition de la danse occidentale s’est alors posé au sein du cercle. Qu’entend-on par là? On se réfère souvent aux danses de scène dont le ballet, né en Europe, et à celles qui en ont découlé par des mouvements de ruptures, esthétiques et sociales, dont la danse moderne et la danse contemporaine. Si l’on reprend les éléments de réflexion cités dans le lexique commenté Comprendre les enjeux de l’inclusion en danse du RQD, Anne Décoret-Ahiha, anthropologue de la danse, remarque que les formes de danses occidentales sont désignées selon un mode temporel ou historique alors que celles du reste du monde le sont selon un mode ethnique ou géographique.
Dans le même ordre d’idées, lorsque le terme «moderne» ou «contemporain» qualifie des danses qui ne sont pas de traditions occidentales, cela amène bien souvent l’idée qu’il s’agit d’un métissage entre une forme de danse traditionnelle et une démarche issue de la pensée chorégraphique eurocentriste. Une participante a évoqué que l’on assistait, particulièrement en France, à une certaine «balletisation» des formes de danses urbaines. Mais l’inverse est aussi vrai. Le ballet et la danse contemporaine sont également influencés par les danses urbaines. Il y a une pollinisation dans un sens comme dans l’autre. Quoiqu’il en soit, ces fameuses rencontres et collaborations interculturelles sont souhaitées par un nombre grandissant d’artistes en danse. Des exemples récents en portent le sceau, dont Radio III, les soirées 100Lux ou Anima/Darkroom de Lucy M. May et 7Starr, pour ne nommer que ceux-là.
Quand et comment se poser la question du droit?
De fil en aiguille, la réflexion sur les métissages a orienté naturellement la discussion sur l’épineuse question de l’appropriation culturelle. Avec elle, surgit une peur de n’avoir plus le droit de s’inspirer de l’autre, voire d’être confronté à la censure. Il a été mentionné que certains groupes culturels ne voient aucun problème à ce qu’un individu extérieur «emprunte» des éléments de leur culture. Tant mieux. Il est cependant apparu important, au gré des échanges, de comprendre que les formes d’appropriation s’inscrivent dans un contexte, un territoire et l’époque dans laquelle elles ont lieu. Lorsqu’un groupe minoritaire vit encore avec les stigmates de la colonisation, d’une forme de racisme ou de discrimination, lorsqu’il manifeste un malaise, un inconfort ou une souffrance quand le groupe dominant utilise des éléments de sa culture de façon caricaturale ou non, sans son consentement ou son approbation, il n’est plus tant question du droit de faire ceci ou cela. Il en va plutôt d’une responsabilité et d’une éthique qui invite chaque individu à écouter, à reconnaître ses privilèges, à prendre acte de doléances souvent justifiées et légitimes si l’on tient compte que dans l’Histoire, passée et présente, des éléments de la culture en question ont été dépréciés, marginalisés ou spoliés.
À cette question «Ai-je le droit ou pas?» s’ajoute la crainte de faire des faux pas. Le désir de s’ouvrir à l’autre peut être parsemé de doutes quant à la manière de faire, d’aller à sa rencontre. Par exemple, une travailleuse en médiation culturelle a partagé ses questionnements sur les professionnels à inviter pour des activités de démocratisation de la danse avec des groupes visés par l’équité, soulignant la crainte de les altériser, d’employer des formules blessantes véhiculant certains biais ou de se cloisonner par peur de ne pas bien faire. S’il est vrai que, comme l’a mentionné une autre participante, certaines personnes peuvent être heurtées que l’on s’adresse à elles d’abord pour leur appartenance à un groupe minoritaire, dit de la diversité ou racisé, et non pas simplement parce qu’elles sont artistes, il est pourtant essentiel d’oser aller à la rencontre de l’autre et d’accepter de faire des erreurs, tout en poursuivant, avec humilité, le chemin de la connaissance, de la reconnaissance et de l’inclusion des groupes visés par l’équité.
Bien qu’il n’existe pas de «mode d’emploi», et qu’un tel objectif apparaît chimérique, des initiatives sont prises par divers organismes, dont le RQD, et des chercheur·se·s pour la production de guides et le partage de solutions qui favoriseraient de meilleures pratiques, qu’il s’agisse d’inclusion, d’échanges interculturels, de médiation et de création. En attendant de tels outils, les participants ont suggéré de continuer de s’éduquer, de poser des questions, même quand celles-ci semblent maladroites, tout en nous interrogeant sur le rapport entre notre sphère intime et celle, plus vaste, du culturel.
Le RQD remercie chaleureusement Hanako Hoshimi-Caines pour sa précieuse collaboration, le MAI, pour son soutien, et l’ensemble des participant.e.s aux cercles de parole qui nous font grandir comme individus et comme collectivité. Le prochain aura lieu le 2 décembre 2019, toujours dans le café du MAI. Plus d’informations à venir.