Art, handicap et accessibilité: Et si on réimaginait le monde?
France Geoffroy, figure emblématique de la danse intégrée au Québec, explore les possibilités du mouvement avec son fauteuil roulant depuis plus de 20 ans. Luca «Lazylegz» Patuelli, B-boy professionnel de renommée internationale, maîtrise sur ses béquilles les prouesses qu’il exécutait sur les mains depuis l’âge de 15 ans. «Éblouie en permanence» tant par les artistes qu’elle met en lumière que par la maladie de Stargardt qui affecte sa vision, Audrey-Anne Bouchard signe les éclairages de nombreuses œuvres de théâtre et de danse. Véro Leduc, artiste, chercheuse et militante sourde, oriente son travail de recherche et création dans une perspective critique, intersectionnelle et crip[1]. Ces quatre artistes ont été réunis par le MAI (Montréal, arts interculturels) le 6 février dernier lors d’une conférence sur les pratiques des artistes sourd-es et handicapé-es pour aborder leurs parcours et les enjeux liés à leurs pratiques artistiques. À l’instar de la célèbre phrase de John Lennon «Imagine all the people», ils nous ont invités à «réimaginer le monde».
Transcender le handicap et faire de l’art autrement
On ne réalise pas toujours comme plusieurs formes d’art sont articulées autour de la tradition orale, laissant peu de place à l’expression et à la participation des personnes sourdes, pointait Véro Leduc. Celle qui, à une époque, adorait assister à des spectacles de danse contemporaine, dit les avoir délaissés quand ils sont devenus «parlants». Elle est toutefois convaincue que les personnes sourdes peuvent transformer l’art à leur façon. Son projet de bande dessinée C’est tombé dans l’oreille d’une sourde, décliné en 10 chapitres vidéo dans la langue des signes québécoise, s’inscrit dans une démarche exploratoire qui vise à réfléchir «aux enjeux communicationnels, technologiques et médiatiques soulevés par les perspectives épistémologiques sourdiennes[2].»
Avec sa création Au-delà du visuel, Audrey-Anne Bouchard a entrepris un important travail de recherche pour créer une expérience théâtrale destinée à un public non voyant, et n’impliquant donc pas la vision. Par cette exploration, elle a développé une forme de représentation qui ne se vit pas à travers le regard d’un public assis et passif, mais qui convie le spectateur à entrer dans un univers de sensations. Danseurs et acteurs interprètent l’œuvre tout en invitant les participant.es à se mouvoir, à toucher des objets et à expérimenter des sons, dans un parcours rempli d’une riche palette de textures.
Alors qu’au début de sa carrière on la plaçait dans l’obscure catégorie de la «non-danse», France Geoffroy a bien réussi à implanter sa compagnie, Corpuscule Danse, dans l’écologie de la danse contemporaine au Québec. Elle crée des projets en collaboration avec d’autres danseurs et chorégraphes professionnels, avec et sans handicap, dont Quadryptique, qui démystifie la danse intégrée et en dévoile toute la richesse. France Geoffroy joue aujourd’hui un rôle important dans l’enseignement de la danse pour les personnes aux physiques atypiques, assurant ainsi une relève de danseurs et de formateurs handicapés.
Porté par son mantra personnel «Pas d’excuses, pas de limites», Luca «Lazylegz» Patuelli utilise avec puissance ses béquilles comme extension du corps. Chorégraphe, enseignant, danseur et conférencier, il a fondé, avec plusieurs danseurs handicapés des quatre coins du globe, le crew Ill-Abilities qui prend part à de nombreuses compétitions internationales. Il parcourt aussi le monde avec son service de «divertissement de motivation», des présentations de 60 minutes portant entre autres sur l’autonomisation personnelle, la sensibilisation aux incapacités, le dépassement face à l’adversité et le leadership créatif. Son message? Tout le monde peut danser.
Chacun.e propose des projets innovants, poétiques ou critiques qui transcendent leur handicap et remettent en question les idées reçues de la sensation, du corps en mouvement, de la création artistique et de l’expérience du spectacle vivant. Bon an mal an, ces artistes insufflent d’importants changements de mentalités et de perception du handicap dans les arts et dans la société en général.
Obstacles à l’accessibilité
Si leurs parcours paraissent somme toute très positifs, il et elles ont été (et sont toujours) confronté.es à de nombreux obstacles, qu’ils qualifient de systémiques. Le parcours des artistes handicapé.es demeure complexe. Plusieurs portes restent fermées et les besoins sont criants: Véro Leduc mentionne que si les théâtres tendent à être plus accessibles aux publics, il y a encore bien du chemin à faire pour les rendre accessibles aux artistes mêmes (loges, scènes, consoles de son et d’éclairage, etc.) et de nombreuses lacunes demeurent dans l’accès à la formation et au financement. Elle est également d’avis que trop peu d’artistes handicapés se voient sollicités pour participer aux jurys des conseils des arts. Les autres panellistes ont également parlé de la souffrance liée à la ségrégation et au récalcitrant modèle médical du handicap qui amènent les personnes handicapées à subir quotidiennement tout un lot de microagressions.
Mais le plus grand défi qu’ils ont souligné est celui de l’accessibilité et de la mobilité dans un monde où les transports, l’urbanisme, l’architecture et les infrastructures en général ont tout bonnement, trop longtemps, ignoré les diverses formes de handicap, tant celles visibles (physiques) qu’invisibles (visuelles, auditives, intellectuelles). La Déclaration de l’ONU sur le droit des personnes handicapées ne date après tout que de 1975. Et si de grands changements se sont opérés depuis et que certains pays, comme la Suède et l’Espagne, se montrent exemplaires, au Québec, la route de l’accessibilité universelle est encore semée d’embûches.
Réimaginer l’art et le monde
Qu’il s’agisse d’explorer les possibilités de mouvance du corps ayant des contraintes physiques, de développer des méthodologies de création qui permettent de faire vivre des expériences de spectacle vivant à des personnes non voyantes ou de militer en faveur d’une réelle participation des personnes handicapées au développement de la recherche et des connaissances, les panellistes s’accordent sur le fait que l’accessibilité et la représentativité devraient devenir systématiques, que les bonnes pratiques d’inclusion ne devraient pas être envisagées comme une fin en soi, mais comme faisant partie de l’usage. Ils suggèrent que les personnes avec divers handicaps soient consultées lors de la conception des infrastructures, des systèmes de transport et des technologies pour en assurer l’accessibilité universelle et appellent à une réelle volonté politique pour opérer un véritable changement.
Pour Luca Patuelli, il ne suffit plus de prendre des mesures «artificielles» telles que la Journée internationale des personnes handicapées, le 3 décembre de chaque année. C’est tous les jours qu’il faut penser à l’accessibilité. Alors, on s’y met?
Conférence Si on réimaginait le monde?, MAI (Montréal, arts interculturels), 6 février 2019 © Valérie Lessard – RQD
[1] Crip : Forme de militantisme lié aux notions queer et de handicap. https://lesoursesaplumes.info/2018/12/11/handicap-queer-crip/
[2] Leduc, V. (2017). C’est tombé dans l’oreille d’une Sourde : la sourditude par la bande dessignée. Consulté à l’adresse https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/18443