Enjeux de morphologie dans l’inclusion des afrodescendant.e.s dans les institutions scolaires en danse
Étudiante et interprète semi-professionnelle en danse, franco-camerounaise, je m’intéresse beaucoup à la diversité des interprètes et à l’hétérogénéité des corps dans les œuvres chorégraphiques et sur les scènes montréalaises. Passionnée par l’anatomie et le mouvement, je me questionne notamment sur les particularités morphologiques des interprètes afrodescendant.e.s (hyperlordose lombaire1, stéatopygie, cuisses développées, etc.) et sur les discriminations que peuvent subir ces corps «hors normes» dans les institutions d’enseignement. J’aimerais partager ici quelques-unes de mes réflexions pour ouvrir le dialogue sur des problématiques systémiques liées aux corps et dans l’objectif de décoloniser les institutions en danse.
Depuis 2014, je constate fièrement que les danseur.euse.s afrodescendant.e.s apparaissent de plus en plus dans les pièces chorégraphiques et les théâtres de Montréal. Pensons aux œuvres Rain de Anne Teresa De Keersmaeker (mai 2017), Giselle de Dada Masilo (septembre 2018), UNBODIED de Lakesshia Pierre-Colon (novembre 2018), Wamunzo de Zab Maboungou de la compagnie Nyata Nyata (novembre 2018) et FORÊT de Elian Matas (janvier 2019). Qu’en est-il de cette diversité dans le cadre scolaire ?
De la diversité des corps
Des écoles de loisirs aux institutions en danse, les structures scolaires ont un rôle central dans l’apprentissage et la construction de l’estime de soi et dans l’évolution des étudiant.e.s. Sans insinuer que tous les interprètes issus de l’Afrique ont une structure osseuse et musculaire identique, j’ai souvent constaté qu’il existait des particularités anatomiques autres que la couleur de la peau et que cela avait des incidences lors de l’apprentissage de la danse. Comment les corps «hors normes» des afrodescendant.e.s sont-ils perçus par les institutions qui, selon moi, appliquent une esthétique «normée»? Dans des établissements majoritairement administrés par des blancs (direction, corps enseignant), le système offre-t-il assez d’outils pour que les professeur.e.s puissent enseigner à tout type de corps?
Selon moi, le principal défi des enseignant.e.s est de s’adapter à une diversité de corps pour faire en sorte que l’élève se sente assez en confiance pour évoluer et se développer dans un contexte mentalement sécuritaire. C’est particulièrement le cas en danse, où le corps est l’outil principal. Dans certains cas, la recherche du corps «parfait» – autant par les professeur.e.s que par les étudiant.e.s – peut créer des tensions corporelles et mentales. Y aurait-il une vision d’un corps standard qui se perpétuerait dans nos institutions? Existerait-il une hiérarchie des corps? Existerait-il une hiérarchie des danses? Qu’en est-il de la diversité dans le corps enseignant des établissements d’enseignement? Cela a-t-il un impact sur la représentativité de l’hétérogénéité des corps chez les étudiant.e.s?
Témoignages
J’ai parfois pressenti qu’il y avait une différence entre ce que l’enseignant.e percevait et ce que l’élève ressentait dans son corps. Pour en avoir le cœur net, je suis allée sonder quelques interprètes afrodescendantes en danse qui ont fréquenté des institutions et dont j’ai récolté les témoignages. Leurs noms ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
Virginie: «J’ai une cambrure accentuée. Quand je fais un demi-plié, je sens dans mon corps que mon bassin est «neutre» durant son exécution tandis que la professeure me dit qu’il ne l’est pas. À travers ce malentendu, j’ai toujours pensé avoir une mauvaise conscience de mon corps. Pour répondre aux corrections et me trouvant dans une posture hiérarchiquement inférieure, car apprentie, je positionnais mon bassin en rétroversion pour effacer visuellement ma courbe lombaire. Cette pratique récurrente peut causer des problématiques néfastes sur mon corps à long terme.»
Régina: «J’ai un amas de graisse au niveau des fesses. Cela se nomme la stéatopygie. Cette particularité physique afrodescendante peut rendre l’exécution de mes tendus, dégagés ou grands battements en arrière, difficiles. En effet, la masse graisseuse bloque ma jambe. Dans ce cas, pourquoi les profs insistent sur la hauteur de ma jambe dans le cas d’un grand battement derrière? Pourquoi lorsque je leur dis que je ne peux pas monter plus haut, on me répond que cela viendra avec le temps? Pourquoi est-ce qu’on n’accepte pas mon corps tel qu’il est? Est-ce que les profs se fient à un «modèle» de corps particulier?»
Audrey: «Les stéréotypes et préjugés qu’on fait sur les corps noirs m’écœurent. Un jour, une prof m’a dit: «Saute plus haut, tu as le corps pour ça grâce à tes origines! J’étais la seule de ma classe à recevoir ce genre de commentaires. »
Annie: «Je suis afrodescendante et j’ai des pieds plats. J’avais des commentaires surtout sur mes pieds plats. On me chicanait ou on m’enlevait des points parce qu’on pensait que je ne pointais pas mes pieds alors que je faisais le maximum que je pouvais. J’ai toujours perdu des points sur mes pieds, même si je me forçais à les pointer. Je suis allée voir une physiothérapeute, je réchauffais mes pieds avant la classe, mais je ne pouvais pas faire plus que ce que mon corps pouvait. J’ai tenté d’expliquer la situation à la prof, mais cela n’a rien changé à mes évaluations.».
Marjorie: «J’ai eu des remarques sur mes hanches, mes cuisses, mes pieds et mon corps en général comme: «Tes hanches ne sont pas flexibles à cause de la manière dont ton corps est fait», «Tu as des grosses cuisses un peu plus prononcées», «Tu as des pieds plats, il faut faire des exercices en plus». Une fois particulièrement, j’avais décidé de porter un maillot jaune assez décolleté. La prof m’a regardée directement et m’a dit : «Ah, avec un corps comme le tien, il faut que tu travailles tes lignes et ta posture». Je ne me suis jamais sentie à ma place dans ce processus.»
Carole: «J’ai une hyperlordose et une hypertrophie fessière. J’ai principalement reçu des corrections sur mon bassin. L’enseignante démontrait un exercice à la barre physiquement à toute la classe pour faire des corrections. Elle sortait ses fesses et me regardait. La classe riait durant sa démonstration. Un jour, en classe technique, j’ai reçu un commentaire comme quoi je devais travailler pour devenir un «gorille plus qu’une libellule». Ce commentaire concernait, par déduction, mon rapport avec le sol. Je suis plus «pôle ciel» que «pôle terre». Toute la classe a ri. Pourquoi l’animal du gorille a été pris en exemple ? Si la correction s’adressait à une élève qui avait la peau blanche, est-ce que le gorille aurait été pris comme référence? J’ai souvent eu envie d’abandonner la danse.»
Quelques pistes
De quelle manière les professeur.e.s peuvent-ils.elles aider les étudiant.e.s à trouver leurs propres chemins tout en respectant leurs particularités physiques? Comment pourraient évoluer nos institutions afin de faciliter l’inclusion des apprenti.e.s afrodescendant.e.s?
Tout d’abord, je suis persuadée qu’il existe une différence entre ce que ressent l’élève au niveau kinesthésique, sa capacité et son amplitude physiques et ce que l’enseignant.e peut voir dans le corps de l’apprenti.e. Je pense sincèrement que l’enseignant.e doit faire confiance à l’élève dans sa recherche corporelle et que cette démonstration de confiance aura un impact positif sur son apprentissage. L’élève plus confiant.e se sentira mieux valorisé.e dans son travail.
Ensuite, est-ce que les institutions pourraient offrir aux enseignant.e.s des formations sur le racisme et la discrimination adaptées au domaine de la danse? De quelle manière pourrait-il y avoir des espaces de communication sécuritaire entre les acteur.trice.s de la danse (apprenti.e.s et enseignant.e.s) pour favoriser leur compréhension mutuelle (la méthode d’apprentissage, les aptitudes corporelles versus la méthode et l’approche d’enseignement)? Ces démarches pourraient apporter une plus grande ouverture d’esprit vis-à-vis des «particularités» morphologiques.
Ces mêmes institutions pourraient encore proposer d’autres approches du mouvement et du corps en offrant d’autres styles de danse (danses africaines, danses urbaines, danses indiennes…) enseignés par d’autres méthodes et morphologies au sein des programmes. Un enseignement plus varié de la danse dans les structures scolaires serait porteur d’un message d’inclusion et me semblerait en meilleure harmonie avec la diversité des corps qui se trouvent dans les classes. De plus, cette démarche contribuerait à la déhiérarchisation des corps et des danses, et offrirait une vision plus polyvalente du mouvement aux interprètes qui leur permettrait une entrée plus outillée dans le milieu professionnel. La danse peut être transportée au-delà de la performance et doit faire valoir sa mission sociale et politique.
1 L’hyperlodose est une courbe prononcée de la colonne vertébrale dans la région des lombaires qui dessine une cambrure des reins. Définition selon le Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/hyperlordose/41052
Chloé Saintesprit, interprète et étudiante en danse.
Atgier Paul. Un cas de stéatopygie en France. In: Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, VI° Série. Tome 3 fascicule 1-2, 1912. pp. 5-13.
De Blois, A. (2014). Un renversement grotesque : les sculptures mi-humaines, mi-animales de Jane Alexander, de Patricia Piccinini et de David Altmejd. (Thèse de doctorat, Université de McGill). Repéré à http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1548436418958~713
Appropriation culturelle et racisme systémique : bilan de l’atelier et du RDV annuel. (Novembre 2018). Sur le site du Regroupement québécois de la danse. Repéré le 20 janvier 2019 à https://www.quebecdanse.org/actualite/nouvelle/appropriation-culturelle-et-racisme-systemique-bilan-de-latelier-du-rdv-annuel-647