Au nom du corps
Avant, j’étais journaliste. Je regardais la danse avec ma grille critique en tête. Je la modulais selon les types de spectacles, je faisais l’effort de rester ouverte, mais j’avais toujours, si ce n’étaient des attentes, des critères d’analyse. J’ai eu la surprise de voir cela changer instantanément quand j’ai coiffé la casquette de directrice générale du RQD. Le corps a ses raisons que la raison ignore. Il lui arrive, à partir de nos expériences de vie, de transformer notre pensée avant même que nous ayons conscience que quelque chose a changé dans notre conception du monde. De fait, il n’y a selon moi d’autres séparations entre le corps et l’esprit que celles instaurées par le puritanisme et le cartésianisme. Comment la danse serait-elle perçue aujourd’hui, quelle place aurait-elle dans notre société si l’on n’avait jamais diabolisé la chair et les sens et si l’on n’avait pas établi la suprématie de l’intellect? Plaidoyer pour la réhabilitation du corps et la reconnaissance de ses immenses pouvoirs.
Il fut un temps où l’on ricanait volontiers à l’évocation de l’existence de maladies psychosomatiques. Aujourd’hui, on qualifie le ventre de second cerveau et la proprioception*, de sixième sens. On sait également que la création de sens peut passer par l’intelligence sensorielle, spatiale et motrice et on parle même de corps-cerveau pour désigner l’implication simultanée du corps et de l’esprit dans les processus d’apprentissage. Les neurosciences vont jusqu’à affirmer que les expériences riches en contenu sensoriel favorisent, mieux que les livres, le développement neuronal et l’apprentissage. Hélas, les mœurs et le système éducatif n’évoluent pas au rythme des découvertes scientifiques.
Bien qu’il soit avéré depuis longtemps que la pratique de la danse contribue au développement psychosocial et moteur de l’enfant, elle est loin de s’inscrire dans les programmes scolaires. Et si des études pointent que les expériences sensorielles et esthétiques contribuent à la construction et au développement de l’enfant, on rechigne encore à offrir plus de spectacles chorégraphiques aux jeunes générations. Entre autres, parce que les adultes qui prennent ces décisions sont coupés de leur corps, ignorants des pouvoirs fabuleux du langage gestuel et de la capacité des enfants à le métaboliser pour élaborer une vision singulière du monde et s’y tailler une place.
Car le mouvement est un acte de communication. Ainsi, l’œuvre chorégraphique établit une relation entre la scène et la salle. Elle permet à l’enfant de découvrir son corps à travers celui des danseurs et offre à l’adulte l’occasion rare d’une connexion sensible à soi. Un temps d’arrêt dans la course du temps où, dans l’indicible et l’invisible, l’être se ressource et, d’une certaine manière, se réinvente. Tout spectateur de danse aurait d’ailleurs intérêt à s’inspirer des jeunes esprits encore libres de formatage qui, plutôt que de chercher désespérément du sens dans les formes abstraites, le laissent émerger en donnant libre cours à leur imaginaire, à leur capacité d’accueil et d’émerveillement.
À l’heure où l’on pousse les professionnels de la danse à investir les espaces virtuels et à se saisir du numérique pour conquérir de nouveaux publics et ne pas perdre ceux que menace la vague du tout-écran et du zapping, le corps pèse bien peu dans la balance de l’innovation. On continue de vouloir le dominer, le contrôler, le formater et on travaille à l’augmenter grâce aux technologies alors que des incursions dans les territoires inexplorés de la somatique pourraient nous ouvrir de nouveaux champs de conscience et des pistes d’évolution insoupçonnées. Folie d’un progrès qui oblitère un pan fondamental de cette humanité dont se nourrit la danse et à laquelle elle nous relie.
Fabienne Cabado
Directrice générale du Regroupement québécois de la danse
* Proprioception : capacité de percevoir du corps, des membres, du mouvement et de la position dans l’espace.