La médiation artistique, une invitation à entrer dans la danse
J’associe le noir d’une salle de spectacle à un espace privilégié où je peux ralentir, me déposer, et errer dans les ailleurs ménagés par les créateurs et créatrices des arts vivants. Je m’y sens libre de m’abandonner ou de résister, d’ouvrir tous les canaux de ma réceptivité ou de jeter un œil sur ce qui se donne à voir. Confortable ou à l’étroit, je persiste à croire qu’entre les deux accoudoirs de son fauteuil, on peut trouver la liberté d’être «là» où on le souhaite. D’emblée, je perçois donc le spectateur de la danse comme un sujet actif dont le déplacement jusqu’au théâtre se poursuit quand la lumière de la salle baisse. Que l’œuvre propose une rencontre en vis-à-vis, dite conventionnelle, ou qu’elle se présente comme une expérience immersive, il est pour moi cet individu qui circule. Dans son corps sensoriel, imaginaire, émotif. C’est à partir de cette vision que j’agis sur le terrain de la médiation artistique et que je veux témoigner de l’expérience d’individus qui s’avancent sur le terrain de la danse contemporaine.
Parcours de découverte en danse contemporaine: S’équiper et aller vers
L’idée d’offrir une série d’activités à un groupe de spectateurs néophytes en danse m’a été soumise en 2014 par Ingrid Vallus et Louise Duchesne, alors respectivement agente de développement culturel à la Ville de Montréal et responsable du volet communication et développement à l’Agora de la danse. L’intention: favoriser la connaissance et l’appréciation de la danse contemporaine à travers la rencontre privilégiée d’artistes et de diffuseurs, et faciliter l’accès aux lieux où l’œuvre chorégraphique se donne sous diverses formes. Ensemble, nous avons concocté un forfait de type «excursion guidée», expérimenté une première fois avec une vingtaine de participants mobilisés par la maison de la culture Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, aujourd’hui la maison de la culture Claude-Léveillée. Depuis, l’expérience a été répétée dans d’autres arrondissements de la ville de Montréal, et chaque fois, ce Parcours semble donner la «piqûre du voyage»! Par le biais d’exposés et d’échanges, sont abordés les origines, procédés de création et matériaux de la danse contemporaine, ce qui ouvre une réflexion sur l’expérience esthétique. Cette première compréhension de l’œuvre chorégraphique contemporaine s’affine ensuite par l’expérience de plusieurs spectacles sélectionnés comme autant de destinations différentes et inconnues. En tant qu’artiste appelée à jouer le rôle de guide, je m’efforce de mobiliser la pensée, de faire circuler la parole et ainsi d’ouvrir la voie à l’expression vive ou hésitante de chacun. Dans les faits, il m’importe qu’au terme de l’excursion s’échelonnant sur plusieurs semaines, le spectateur soit délesté des doutes l’empêchant «d’aller à la danse». Plus équipé qu’il ne l’était, j’espère qu’il repart décomplexé et confiant en sa propre boussole! Pour la petite histoire, certains participants sont devenus de grands voyageurs; le blogueur Robert Saint-Amour en est la preuve. Après avoir été du Parcours offert à la maison de la culture Mont-Royal, ses pas l’ont mené vers les ateliers de Katya Montaignac au RQD.
Ateliers de danse pour spectateurs: Incarner et voir
Cette seconde activité initiée par l’agent Claude Morissette a aussi été implantée dans l’arrondissement Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension. Dans ce projet, la connaissance de la danse et l’accès à l’œuvre passent par le mouvement. Ouvert à quiconque envisage d’assister à la représentation de la prochaine œuvre programmée à la maison de la culture Claude-Léveillée, l’atelier est une invitation à apprivoiser de son corps dansant ce que le regard découvrira sur scène. Ici, pas d’autre engagement que la présence à un atelier qui, de manière imprévisible, réunit des participants de tous âges piqués de curiosité pour un artiste qu’ils connaissent peu ou pas du tout. Responsable de l’activité, je mise sur l’expérimentation des composantes de la danse et non sur l’apprentissage de séquences chorégraphiques. D’emblée, j’accueille les participants en les informant qu’ils ne deviendront pas danseurs puisqu’ils le sont! Et chaque fois, je rappelle que l’atelier comporte son début et sa fin, celui-ci n’ayant d’autre objectif que de nourrir le regard. Bref, tous partent sur le même pied, jamais derrière ceux qui y sont passés auparavant. C’est donc sur scène que ces spectateurs-danseurs se familiarisent à l’œuvre. Si cette appropriation de l’espace scénique a parfois pour effet d’intimider, celle-ci a tôt fait d’ouvrir l’œil et le corps entier. La stratégie est simple: après avoir présenté la démarche du chorégraphe, je tire l’un des fils de sa toile chorégraphique que nous suivons ensemble de manière organique, d’exploration en exploration. Dans le cas du spectacle Would de Mélanie Demers, un dialogue sensible entre Marc Boivin et Kate Holden, nous avons expérimenté la confiance en l’autre; en nous inspirant des portraits du spectacle À la douleur que j’ai de Virginie Brunelle, nous avons abordé l’émotion comme le déclencheur d’un processus de transformation profonde du corps; tandis qu’en présence de Myriam Allard de La Otra Orilla, nous avons apprivoisé le langage des mains et improvisé avec le support rythmique du groupe. Prendre ainsi à bras le corps quelque chose de l’œuvre, métaboliser ne serait-ce qu’une infime partie de ce qu’elle est, semble avoir un impact considérable sur le participant. Étonné de découvrir sa propre danse et de connaître l’autre à travers l’œuvre, une fois dans son fauteuil, dans sa posture de spectateur, il dit voir, ressentir et apprécier la danse intensément. Après la représentation, chez plusieurs de ces spectateurs-danseurs s’ensuit une prise de parole assurée lors de l’entretien avec les artistes.
Je termine ce témoignage en mentionnant qu’à l’heure où les travailleurs de la danse multiplient les actions pour favoriser l’inclusion sous toutes ses formes, dans le cadre des deux activités de médiation décrites ici, je vois se rapprocher, s’écouter, se toucher, créer ensemble des individus, hommes et femmes, de générations, d’appartenances sociale et culturelle différentes, tout ça à travers un regard pluriel posé sur une danse tout aussi plurielle. De retour en studio, en tant que première spectatrice de l’œuvre, je me sens éclairée par tous ces échanges. Comme quoi, en tous lieux de la danse, artistes et spectateurs sont tous deux en état de découverte et de transformation.
Sophie Michaud, médiatrice culturelle
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