La méthode à modeler de la dramaturge
Grosse oreille, miroir vivant, joker, machin, psy – voire inquiéteur ou flic, car son apparition sera peut-être suspecte ou menaçante! On lui accole volontiers les analogies dans l’espoir de circonscrire ses activités changeantes, d’éclairer sa présence discrète et souvent irrégulière à travers le processus créatif et en salle de répétition. La dramaturge est une précieuse alliée de la création en danse, mais elle ne se coiffe jamais deux fois de la même manière. Je l’accorde au féminin, car elles sont très nombreuses autour de moi à porter ce chapeau. On dit parfois qu’elle est «l’œil extérieur» de la création. Pourtant, ce confinement au-dehors renchérit non seulement sur son exotisme, mais néglige aussi la mobilité essentielle à son travail, qui la fait aller et venir de l’intérieur vers l’extérieur. De la salle de répétition au monde; du micro au macro; du paysage des signes au signe lui-même, scruté, soumis au sens et à l’analyse.
Réinventer la méthode
Chaque projet de création, chaque production appelle sa propre méthode d’accompagnement, sa propre dramaturgie. La dramaturge, comme tous les autres artistes, doit trouver sa manière de mettre ses outils et son bagage intellectuel au service du chorégraphe et de cet objet vivant à inventer. Elle connaît le vertige et le trac. Je me méfierais de la dramaturge qui ne s’inquiète pas, de la dramaturge trop savante qui ne voit et entend que ce qui émane de sa propre science. Au contraire, je me reconnais dans la pratique du doute, dans la vulnérabilité de celle qui arrive et qui cherche, qui questionne et accompagne la quête de l’artiste. L’accompagnement est un grand privilège, car il naît de la rencontre, unique et essentielle. C’est cette rencontre que vient honorer la franchise de la dramaturge, la «passion de son regard»[1] (peut-être le premier regard posé sur l’œuvre), la générosité d’une présence en acte.
Rafraîchir le regard
On assigne parfois la dramaturge aux aspects cérébraux de la création, aux questions de sens, de structure et de composition, rassuré par son aisance discursive et ses outils d’analyse. Et de fait, elle s’applique à rendre intelligible l’organisation des éléments dans le temps et l’espace: elle offre sa lecture du vivant. Voilà justement l’indice de son agilité. Elle s’occupe de la vie d’un organisme mobile, d’une structure vivante qui, au gré de son élaboration suggère toujours autre chose encore. Que voit-on maintenant? Et maintenant? Actualiser le regard, c’est cligner des yeux de tout son être. Car l’intelligence engage autant les pores de la peau que l’exercice de la pensée.
Dans sa vigilance, la dramaturge cherche constamment à faire voir ce qui nous échappe, à établir de nouvelles connexions, à féconder le processus, même si cela demande de s’écarter du consensus et d’exprimer un désaccord, une résistance. De lancer un pavé dans la marre. Accueillir le dissensus au sein d’une création oblige à manœuvrer dans la complexité, à s’éloigner des lectures univoques, à négocier entre la clarté absolue et une certaine opacité, plus exigeante et porteuse. Ni chaos ni désordre ne découragent l’action de la dramaturge: ce sont les terreaux où elle navigue le mieux. Dans la tempête, elle fait office de trait d’union entre les artistes, trouvant les mots pour traduire les incompréhensions, les conflits, les silences – sa force de cohésion pouvant aller jusqu’à cimenter les antagonismes farouches.
Propriété et partage
La dramaturgie n’appartient certainement pas à la dramaturge, même si celle-ci est la seule à en faire une occupation. La dramaturgie est l’affaire de tous – et ceci, bien sûr, se vérifie différemment d’une aventure de création à l’autre. Je ne crois pas en la nécessité absolue de la dramaturge au sein d’une production, même si sa présence se révèle souvent bénéfique, voire salutaire. Plus fondamentale encore me semble être la création d’un contexte dramaturgique inclusif, d’une circulation de la pensée ouverte à tous, aux chorégraphes, aux interprètes, aux conceptrices et concepteurs, à tous celles et ceux qui auraient le désir d’engager une conversation avec l’œuvre.
La dramaturge, parfois appelée en renfort ou missionnée pour un court mandat, agit sur cette circulation, usant de pédagogie et d’encouragement. J’imagine mal une dramaturge cultiver la dépendance à son catalogue des idées, puisqu’en fin de compte, les dramaturges sont les alliées de la création et de l’émancipation. C’est pourquoi le développement de la profession mérite d’être encouragé et soutenu. Écrivant cela, je me rappelle à quel point il faut se méfier que ce rôle ne devienne trop clair, que sa position ne s’institutionnalise jusqu’à devenir confortable, inoffensive. La dramaturge, en recréant à chaque fois sa place, vient percer la création et, par cette ouverture, institue la possibilité, au sein d’une œuvre, de ramener l’autre – l’Autre, le spectateur, l’intrus, tapi en soi.
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Les Cliniques dramaturgiques du FTA
Il y a quatre ans, au Festival TransAmériques, nous avons mis en place les Cliniques dramaturgiques, un espace-temps dédié à l’accompagnement artistique. Les Cliniques dramaturgiques ne sont pas spectaculaires; elles défient la machine événementielle. C’est à peine si elles sont visibles à côté de la vingtaine de spectacles de la programmation. Elles nous remettent à l’endroit du processus, du mouvement de la création et ramènent au sein du festival (de l’institution, oui) la contingence, la fragilité, le brouillon. Dans ces Cliniques, nous ne produisons rien, ou presque rien. Mais ce presque rien est offert, gratuit, partagé.
Des artistes qui le souhaitent viennent à la rencontre de dramaturges de tous horizons. Il faut beaucoup de courage pour révéler ses doutes, ses blocages à une inconnue. La dramaturge ne sait jamais à quoi s’attendre. Mais forte de cette confiance «aveugle», elle écoute, questionne et agit, à cette toute petite échelle. La bienveillance ainsi que l’écoute intensive et exercée suffisent à redonner confiance, à remettre en marche l’organisme vivant, à donner de l’élan.
Le travail de dramaturge reste souvent solitaire, et son apport à la création demeure, la plupart du temps, invisible, dissous dans les entrailles de la pièce. À travers l’expérience répétée des Cliniques dramaturgiques, j’ai hérité d’une petite communauté de pairs. Nous échangeons, nous examinons nos stratégies, nous interrogeons notre pouvoir, notre légitimité ou notre impuissance joyeuse. Ainsi, les ponts que nous construisons, nous les empruntons aussi pour relier nos pratiques et vivifier nos méthodes.
Jessie Mill est dramaturge et conseillère artistique à la programmation du Festival TransAmériques (FTA) depuis 2014. Elle y met notamment en place des dispositifs de rencontres et de transmission, dont les Cliniques dramaturgiques, consacrées à l’accompagnement des artistes. De plus, elle accompagne des créations scéniques, réalise plusieurs entretiens avec des artistes et enseigne à l’occasion. Membre du comité de rédaction de la revue Liberté et codirectrice de son cahier critique, elle écrit autour des spectacles et sur les enjeux touchant les arts de la scène. Entre 2010 et 2014, elle a occupé le poste de conseillère aux projets internationaux au Centre des auteurs dramatiques (CEAD), organisme avec lequel elle collabore toujours à titre de conseillère dramaturgique associée.
[1] « Passion of looking ». In Marianne van Kerkhoven, Looking Without Pencil in the Hand, http://sarma.be/docs/2858. Depuis une dizaine d’années, une quantité d’ouvrages et d’articles sur la dramaturgie ont vu le jour, surtout en langue anglaise. Malgré le plaisir que j’ai à découvrir de nouvelles définitions et surtout de nouvelles approches de la dramaturgie, je reviens toujours à la base en relisant les essais de Marianne van Kerkhoven qui me servent de fondement : http://sarma.be/pages/Marianne_Van_Kerkhoven.