Perspectives numériques
Comme bien du monde ayant grandi loin des écrans, je nourris une relation ambiguë avec les technologies, que je perçois comme une menace autant qu’un facteur de progrès. Le fait est que bien des questions éthiques soulevées par les avancées galopantes du numérique restent dans les angles morts du citoyen moyen et des gouvernements. Du côté des arts, les orientations des programmes de subvention poussent les individus et les organisations à un virage numérique auquel certains résistent. Par manque d’intérêt, par manque de moyens, par peur ou encore, par manque de compréhension. Je commence personnellement tout juste à mieux cerner le concept de culture numérique et j’y trouve, surprise, le terreau d’une utopie sociale.
Vous avez du mal à saisir de quoi on parle exactement quand on évoque la littératie numérique? Normal. Il n’en existe apparemment pas de définition consensuelle. À la base, la littératie est l’ensemble des connaissances en lecture et en écriture permettant d’être fonctionnel en société. Dans le cas qui nous occupe, on parle donc d’une culture qui combine plusieurs éléments: les aptitudes cognitives et technologiques pour utiliser les outils et applications numériques ainsi que les compétences intellectuelles pour aborder de façon critique les contenus des médias numériques. Certains incluent également les comportements éthiques à adopter dans le monde numérique.
Les panélistes invités par le Conseil des arts du Canada (CAC) à traiter du sujet lors de la rencontre annuelle des organismes nationaux de services (ONSA), tout début décembre, ont insisté sur le fait que le virage numérique ne consiste pas à numériser nos archives ni à produire les plateformes les plus grandioses, mais plutôt à transformer nos manières de regarder le monde, de le penser, de le construire et d’y évoluer. Ils l’ont dit et répété: l’innovation réside avant tout dans l’adoption d’une pensée systémique.
Qu’entend-on par pensée systémique? Il s’agit de développer une perspective holistique sur le monde, de le considérer comme un ensemble mouvant et, par conséquent, de remettre perpétuellement en question nos perceptions et conceptions des écologies de nos milieux, de nos rôles, de nos missions, etc. Ce type de pensée implique également de privilégier des systèmes de collaboration ouverts, basés sur des partenariats établis selon nos compatibilités culturelles, sur la créativité ainsi que sur l’ouverture de nos bases de données pour produire, non plus des plateformes, mais des systèmes interopérables. Des idées que l’on retrouve en partie dans la Stratégie numérique du Québec dévoilée cette semaine et au développement desquelles les 85 M$ du Fonds Stratégie numérique du CAC sont consacrés pour quatre ans.
En d’autres termes, l’ensemble de nos modèles de fonctionnement serait à revoir, conseils des arts compris. De fait, la mécanique des critères d’amissibilité, d’évaluation et d’attribution ne favorise pas l’ouverture à la liberté de pensée et à l’innovation organisationnelle auxquelles la culture numérique nous invite. Car, nous dit-on, il nous faut apprendre à passer de la compétition, de l’isolement et du protectionnisme, à la coopération et à la mutualisation des biens et des connaissances. Il nous faut également déhiérarchiser les structures organisationnelles, généraliser l’horizontalité dans les processus de décision, favoriser l’empowerment des citoyens et des communautés.
Ainsi, la culture numérique nous enjoindrait à adopter les concepts et les valeurs de l’humanisme, plaçant le partage des pouvoirs et de la richesse et donc, l’équité, au cœur des enjeux. Elle supposerait un revirement historique dans l’histoire de l’humanité et impliquerait d’inventer de nouveaux modèles sociaux, économiques et politiques. Une belle utopie en total contraste avec les comportements des géants du web, de la finance et avec les politiques de bien des gouvernements.
Fabienne Cabado
Directrice générale du Regroupement québécois de la danse