J’ai voulu plonger dans l’absolu
Allocution de Louise Lecavalier prononcée lors de la remise du prix Denise-Pelletier, le 1er novembre 2017.
Mesdames les ministres, chers amis et famille, distingués invités, vais-je arriver à parler aussi vite que je danse? Je ne sais plus dans quel ordre commencer mes remerciements…
Merci aux gens qui m’ont inspirée à vivre jusqu’ici, aujourd’hui. Ça commence toujours dans l’enfance. En premier lieu, ma mère, qui, toute humble, m’a laissée libre de rêver le monde à ma manière et d’aller chercher aussi toute l’inspiration des autres. Elle avait peut-être plus d’intuition que moi en m’inscrivant à une classe de danse à l’âge de 5 ans… à laquelle je n’ai pas voulu assister. Effrayée, je me réfugiais dans la cour d’école pour jouer à la place. C’est important ça aussi.
Dix ans plus tard, j’ai trouvé le chemin de la danse à peu près toute seule. Et pour toutes ces années, j’aurais tant de mercis à dire si je pouvais nommer tous les artistes que j’ai croisés. Les connus, les méconnus, les pas connus du tout. Tous ceux que j’ai aimés un instant ou une éternité. Les artistes de toutes les disciplines, mais en tout premier, ceux de la danse.
D’abord le Groupe Nouvelle Aire et le Groupe de la Place Royale à Montréal à la fin des années 1970, grâce auxquels je suis tombée amoureuse de la danse. Je vivais dans un autre univers, et leur danse m’est apparue comme de l’or pur, du surnaturel. J’y ai vu la beauté et l’intelligence du corps et je m’y suis immergée, aveuglée et téméraire. Pour respirer à fond, pour apprendre, découvrir et grandir, j’ai voulu plonger dans l’absolu. Ne pas m’encombrer des convenances, des circuits déjà tracés et des idées toutes faites. J’ai découvert le monde. J’ai obtenu ainsi ma chance de vivre avec passion, intelligence et simplicité sans avoir à déroger de mes plus grandes aspirations d’adolescente.
Au fil des ans, je suis devenue une « travailleuse de la danse ». Et une chercheuse, l’esprit et le corps en tandem parfait pour traquer les gestes, oui, mais également les concepts du mouvement dans l’espace-temps, tenter de me les approprier, car ils m’échappent toujours un peu…
J’ai 50 ans, presque 60, mais j’ai aussi 30 ans, et parfois 18 ans, ou je suis peut-être beaucoup plus vieille que ça aussi… en fait, je ne ressens pas réellement mon âge… j’ai tous ces âges à la fois. À mon âge sans âge, je cours, je cours, encore et encore… pour découvrir le geste vrai de l’instant, une forme, une contre-forme, un rythme, un espace entre deux temps, le souffle, l’espoir de quelque chose d’imprécis, mais qu’il me semble pouvoir parfois toucher. Comme un savant fou, je m’amuse. La chaleur et l’énergie qui viennent de ce jeu sont un vertige rassurant pour moi (ouf, je suis vivante).
J’aime l’espace qu’on peut sculpter. J’aime le temps qu’on peut étirer entre deux mouvements comme autant d’idées entre les mots. J’aime cet art de la danse, poétique, puissant, réel et insaisissable, qui continue de témoigner de notre intelligence animale. C’est un art léger qui permet des envolées sauvages, un art profond qui permet de s’ancrer dans la mémoire du corps ou de la matière, un art qui parle aussi de cette folle envie, cette folie, de vivre au présent, de penser et d’aimer.
« Alors, je danse » comme une éternelle débutante. Et si les gens peuvent se reconnaître dans ma danse, c’est que je suis toujours au bas de l’échelle des possibilités, à essayer de faire le prochain pas. C’est une chance d’être un rêveur, c’est une chance encore plus rare de trouver des gens qui rêvent avec soi. Je ne suis pas entourée de fans, je suis entourée de gens libres et brillants qui me donnent en toute honnêteté leur avis sur ma recherche. Ils sont mes signes vitaux.
Merci à France Bruyère, qui est à mes côtés depuis mes 17 ans, comme enseignante, amie, répétitrice et aujourd’hui assistante de création. Elle est un peu comme le formidable habilleur du film L’Habilleur avec Klaus Maria Braun. Dans l’ombre. Merci à Anne Viau qui cumule tous les chapeaux possibles autour de mes projets, merci pour son amitié indéfectible et son inégalable confiance et sa lucidité. Merci à tellement de danseurs qui m’ont tenu, donné, touché la main, l’âme et le cœur, et qui ont couru sur les scènes du monde avec moi. Qu’il s’agisse de Marc Béland, Rick Gavin Tjia, Donald Weikert, Claude Godin, Patrick Lamothe, Keir Knight, Masaharu Imazu, Éric Beauchesne, Frédéric Tavernini ou Robert Abubo. Merci aux danseuses avec qui j’ai peu dansé, mais qui m’ont tellement inspirée, Myriam Moutillet, Louise Bédard, Lucie Boissinot, Lucie Grégoire, Dana Caspersen. Les danseurs de Butô, mes héros Min Tanaka Ko Murobushi, et de flamenco, l’Espagnol Israel Galván.
Les chorégraphes qui m’ont appris sur leur art, Nigel Charnock, Benoît Lachambre, Tedd Robinson. Et bien entendu, Édouard, Édouard, Édouard Lock, une rencontre vitale.
Et tant d’autres.
Merci au gouvernement du Québec pour cette journée très spéciale, qui me donne non seulement l’honneur de recevoir ce prix, mais aussi la chance de mentionner à qui s’adressent mes mercis quotidiens. Un merci particulier à Pierre McDuff, Marie-Hélène Falcon et au regretté Vincent Warren, qui ont pensé à proposer ma candidature à ce prix prestigieux. Merci au jury qui l’a retenue, merci. Merci à Denise Pelletier pour tout ce qu’elle a été, et pour son si beau nom qu’elle a prêté à ce prix.
Louise Lecavalier
Hôtel du Parlement à Québec, le 1er novembre 2017