La cinédanse au 21e siècle: filmer le corps en mouvement dans un monde hostile
Au 21e siècle, les caméras sont partout dans notre quotidien et nos corps se déplacent plus vite que jamais. Une «méta cinédanse» semble s’être incrustée dans toutes les sphères de nos vies. Quel point de vue adopter lorsque nous décidons de filmer les corps en mouvement? Comment l’œil de la caméra sculpte-t-il notre regard et celui du public? Quel impact la cinédanse a-t-elle dans la pratique chorégraphique actuelle? Réflexion hautement contemporaine à laquelle nous engage la chorégraphe, cinéaste et chercheuse Priscilla Guy, cofondatrice de la plateforme Regards Hybrides.
Qu’est-ce que la cinédanse?
Bien qu’en constante évolution depuis plus d’un siècle, le répertoire dit de «cinédanse» désigne habituellement des œuvres chorégraphiques créées spécifiquement pour l’écran. On pense entre autres aux films emblématiques de Maya Deren, Philippe Decouflé et Thierry de Mey, ou encore à l’influence des comédies musicales américaines et d’Internet sur la production d’œuvres chorégraphique à l’écran. Entre les termes cinédanse, vidéodanse, danse à l’écran, danse pour l’écran, film de danse, ciné-chorégraphie ou danse pour la caméra, sans compter les termes anglophones screendance et dancefilm, les débats terminologiques sont nombreux! Le terme cinédanse est intéressant parce qu’il ne restreint pas le médium employé, comme c’est le cas pour vidéodanse, et qu’il n’établit pas non plus de hiérarchie claire entre la danse et le cinéma, comme l'expression «danse pour la caméra».
Renouveau chorégraphique
Un des intérêts principaux de la cinédanse réside en la possibilité d’envisager la chorégraphie différemment grâce aux dispositifs du cinéma. Pensons aux micro-chorégraphies discutées par Erin Brannigan[1] et aux danses antigravitationnelles identifiées par Harmony Bench[2]. Ces deux chercheuses explorent la notion de chorégraphie sous un nouvel angle: Brannigan s'intéresse à la capacité de la caméra de créer une nouvelle proximité avec les corps grâce à l’utilisation de plans rapprochés, à un travail sur les textures et les sensations générées, l’intimité des corps et des objets. De son côté, Bench observe les corps dansants et leur façon de résister aux lois de la gravité à travers un travail chorégraphique antigravitationnel rendu possible au cinéma. La notion de chorégraphie est ici envisagée au sens large: il s’agit d’organiser les mouvements des corps dansants dans le temps et l’espace, mais également ceux de la caméra et du montage. D’ailleurs, en tant que chorégraphe, c’est précisément cette possibilité de chorégraphier la trajectoire de la caméra et les rythmes du montage qui m’a menée vers le cinéma. Dans la création de mes courts-métrages, j'entrevois différents «moments chorégraphiques» : 1) avec les interprètes, préalablement au tournage; 2) lors du tournage, j’utilise mes acquis chorégraphiques pour déterminer le chemin emprunté par la caméra et ainsi diriger l’œil du public; 3) au montage, que j’aborde comme une série de mouvements (durée des plans, répétition, juxtaposition, utilisation du reculons ou de la vitesse, etc.). Il s’agit d’adopter un point de vue chorégraphique à tous les moments de la création, afin de poser un regard singulier les corps filmés et sur le monde!
Comment filmer le corps en mouvement dans un monde hostile?
Voilà la question autour de laquelle s’est développée la résidence de recherche Communautés Hybrides menée par Agite Y Sirva à Oaxaca (Mexique) en août 2015, rassemblant treize artistes, commissaires et pédagogues spécialistes en danse à l’écran du Canada, d’Argentine, de France et du Mexique. Au terme de huit journées intensives, un manifeste est rédigé en trois langues, accompagné d’une foule d’outils ayant contribué à (re)penser le corps dansant devant et derrière la caméra, à une époque d’hypermédiatisation où les images de violence sur les corps sont souvent banalisées. Considérée comme une niche artistique, la communauté internationale de cinédanse livre toutefois des projets étonnants dont les échos se font entendre bien au-delà de son cercle immédiat. Loin d’être confinée à un espace restreint, cette communauté est composée d’artistes aux parcours hétéroclites qui évoluent dans une foule de milieux et dont les initiatives rayonnent à travers le monde.
Les différents dialogues qui se construisent entre les corps humains et les écrans à l’ère du numérique créent autant d’occasions d’interroger l’impact des images sur la danse, et inversement. À l’instar des artistes de la résidence Communautés Hybrides, plusieurs chorégraphes posent un regard critique sur les représentations des corps dansants à l’écran, de la salle de cinéma à la vie quotidienne. La chercheuse britannique Claudia Kappenberg avance d’ailleurs ceci: «Si une personne est filmée par une caméra […] dans un espace public, peut-être que cela aussi fait partie de la machine contemporaine de la cinédanse.»[3] Ainsi, il semble tout à propos pour les artistes de la danse d’apprivoiser, depuis leur champ d’expertise chorégraphique, les possibilités du cinéma et des écrans pour interroger les enjeux de la société actuelle.
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À venir en avril 2017
Afin d’entrer en contact avec cette médiatisation des corps dansants, deux séries de courts-métrages circuleront dans les Maisons de la culture du Réseau Accès Culture de Montréal en avril 2017. Ces deux séries sont produites par Mandoline Hybride et l’Office National du Film, en collaboration avec le Réseau Accès Culture et le Regroupement québécois de la danse.
Soirée cinédanse : projections et discussion – Mandoline Hybride
Projection de cinq courts-métrages de cinédanse, suivie d’une discussion animée par Valérie Lessard avec l’artiste invitée Louise Lecavalier, les 19, 20 et 26 avril.
Hommage à la danse – l’ONF à la maison
Série de courts documentaires historiques sur la danse, animés par Valérie Lessard, les 12 et 25 avril.
À venir en novembre 2017
Mandoline Hybride tiendra la première édition des Rencontres Internationales Regards Hybrides, un temps fort consacré à la cinédanse incluant une formation professionnelle, des ciné-conférences, des tables rondes et des projections grand public.
Ressources en ligne
Si les festivals internationaux dédiés à la rencontre entre danse et cinéma sont nombreux, les ressources pour étayer la pratique des artistes et la lecture des œuvres par les publics se font plus rares. Au Québec, Regards Hybrides met à jour régulièrement un répertoire d’outils et de ressources disponibles en ligne pour les artistes, tandis que plusieurs plateformes web proposent des œuvres en visionnement libre pour le plus grand plaisir du public.
[1] Brannigan, Erin. Dancefilm: Choreography and the Moving Image. New York: Oxford University Press, 2011.
[2] Bench, Harmony. “Anti-Gravitational Choreographies, Strategies of Mobility in Screendance.” The International Journal of Screendance 1 (2010): 53-62.
[3] Claudia Kappenberg, Les politiques du discours dans les formes d’art hybrides, Art en mouvement, 2015, p.35