La main d’œuvre en culture mise au défi
Tandis que se déroule à Montréal le Sommet sur les arts à l’ère du numérique, sous l’égide du Conseil des arts du Canada, on s’inquiète au Québec de la capacité des artistes et des travailleurs culturels à répondre aux défis qu’impose cette révolution. Que penser de l’intégration du numérique dans les arts de la scène quand bien des artistes et des travailleurs culturels vivent proches du seuil de la pauvreté et sans filet de sécurité sociale? Retour sur une allocution éloquente sur le sujet, prononcée par Louise Boucher, directrice générale de Compétence Culture, lors d’un midi-conférence sur le numérique à la dernière Bourse RIDEAU.
Quels moyens pour développer des compétences numériques en culture?
Le manque de temps et de ressources financières mine la confiance du secteur culturel quant à une implantation réussie du numérique. Un exemple concret: mandaté par le gouvernement québécois, Compétence Culture lançait en 2015 un appel à projets auprès des associations et regroupements en lien avec la Mesure 21 du Plan culturel numérique du Québec pour développer les compétences de la main-d’œuvre du secteur culturel associées au numérique et concevoir des formations à distance. Le hic? Pour profiter de la Mesure 21, les organismes devaient contribuer au financement de leur projet à hauteur de 25%, soit 20% en temps et 5% en argent. Une condition qui a mené plusieurs d’entre eux à y renoncer et d’autres, à proposer des projets de moindre envergure. Louise Boucher de renchérir: «La durée même de la Mesure 21, de 40 semaines, n’est pas compatible avec le développement de savoir-faire et la rétention d’expertise à l’interne, selon une perspective durable du développement de la culture numérique.»
Innovateurs précaires
Dans le secteur culturel, les travailleurs autonomes et les contractuels sont soumis au phénomène «des livrables». 60% de la main d’œuvre en culture est ainsi assujettie à la réalité cyclique du travail à projets et occupe des emplois atypiques comprenant du temps de travail non rémunéré. «Ces personnes, porteuses d’innovation et déployant généralement un haut taux d’engagement pour le succès du projet ou de la production, ont en commun d’être mal protégées, voire sans filet de sécurité sociale», énonçait encore Louise Boucher. Autrement dit, le travailleur autonome assume seul tous les risques économiques et sociaux[*] liés à ses activités: sous-emploi, fluctuation des revenus, maladie, invalidité, perte de compétitivité rattachée à la désuétude des connaissances, etc. De plus, la rente à la retraite demeure un fantasme pour la plupart de ceux et celles qui n’ont pas été salariés pendant quelques années.
La rémunération des créateurs est un enjeu de taille que le numérique vient complexifier avec de nouveaux modèles d’affaires, la gratuité des contenus, la remise en question des droits d’auteurs. Des inquiétudes surgissent dans les arts, d’autant plus justifiées que la rémunération des créateurs, notamment en danse, est loin d’accoter celle des spécialistes du numérique auxquels ils font appel pour mener à bien certains de leurs projets.
L’engouement pour le numérique ne doit pas occulter la lutte contre la précarité des artistes et autres travailleurs en culture. C’est ce que rappelle Compétence Culture, tout comme les quelque 50 organismes culturels appuyant la campagne La culture, le cœur du Québec – Pour des carrières durables lancée au mois de février. Il est à espérer que ces voix et celles des 150 000 travailleurs du secteur culturel au Québec se feront entendre et que le gouvernement du Québec témoignera d’une volonté claire de répondre à leurs nombreuses demandes. Relever le défi du numérique, oui, mais sans oublier le cœur de la création artistique ni les besoins criants de la main-d’œuvre en culture.
[*] La protection sociale des artistes et autres groupes de travailleurs indépendants: analyse de modèles internationaux, Marine D’Amours, Marie-Hélène Deshais, 2013.